Le rôle de l'élasticité du revenu imposable dans l'évaluation des coûts des modifications à l'impôt
Dans le cadre de ce mandat, le Bureau du directeur parlementaire du budget est souvent appelé à estimer les effets des modifications proposées à l’impôt du revenu des particuliers sur les recettes du gouvernement du Canada. Le présent rapport explique l’élasticité du revenu imposable, concept employé pour estimer les réponses comportementales occasionnées par des modifications fiscales.
Résumé
Dans le cadre de son mandat, le Bureau du directeur parlementaire du budget (BDPB) est souvent appelé à estimer les effets des modifications proposées à l’impôt du revenu des particuliers sur les recettes du gouvernement du Canada. Il estime les réponses comportementales des contribuables aux changements proposés à l’aide de l’élasticité du revenu imposable (ERI).
On recense bon nombre d’estimations de l’ERI dans les publications économiques. Pour ses estimations, le directeur parlementaire du budget (DPB) utilise trois valeurs différentes selon dans quel palier d’imposition les contribuables se situent (tableau
ES-1).
Les valeurs de l’ERI choisies par le DPB pour ses analyses sont conformes à la littérature et à d'autres organisations qui utilisent les ERI pour évaluer la politique fiscale. Ces valeurs pourraient changer à l'avenir si un nouveau consensus se dégage dans la littérature sur la valeur de l'ERI au Canada ou si d'importantes réformes du système de l'impôt sur le revenu des particuliers entraînent des réactions comportementales différentes.
Introduction
Dans le cadre de son mandat, le Bureau du directeur parlementaire du budget (BDPB) est souvent appelé à estimer les effets des modifications proposées à l’impôt sur le revenu des particuliers sur les recettes du gouvernement du Canada. Une étape importante de l’estimation consiste à formuler des hypothèses sur les changements dans le comportement des particuliers en réaction aux modifications proposées à leur charge fiscale. En particulier, si des modifications au régime fiscal changent le taux marginal d’imposition de certains particuliers, le DPB utilise l’élasticité du revenu imposable (ERI) pour mesurer — de manière globale — le changement que les individus vont apporter à leur revenu imposable en réponse aux modifications fiscales. Par conséquent, le concept d'ERI joue un rôle crucial dans l'évaluation de l'effet des changements de politique en matière d'impôt sur le revenu des particuliers.
Qu’est-ce que l’ERI mesure?
Un modèle simple
Pour comprendre facilement ce qu’est l’ERI, on peut penser à un travailleur qui choisit le nombre d’heures à travailler (offre de main-d’œuvre). Ce travail à un salaire donné représentera sa seule source de revenus. On peut aussi supposer que seuls le salaire horaire et le taux marginal d’imposition $\tau$ du travailleur déterminent son choix lié à l’offre de main-d’œuvre. Le taux marginal d’imposition correspond à l’impôt additionnel à payer si un particulier augmente son revenu d’un dollar; il augmente en fonction du revenu en raison de la structure progressive des taux d’imposition. En termes plus précis, le particulier fait son choix en fonction du taux net d’impôt $1-\tau$, à savoir le montant qu'il conservera de ce revenu additionnel d’un dollar. Son choix d’offre de main-d’œuvre résulte en un revenu imposable $z$, gagné par le particulier.
On peut définir l’ERI comme la variation en pourcentage du revenu imposable par rapport à une variation de 1 % du taux net d’impôt, qui peut être représentée par l’équation suivante :
$$\varepsilon \equiv \frac{\Delta z}{\Delta (1-\tau)} \frac{1-\tau}{z},$$
où $\Delta z$ représente la variation du revenu imposable. L’ERI peut varier selon les particuliers, leur revenu et leur profession. Par ailleurs, il n’y aurait aucune raison pour qu’il demeure constant tout au long de la vie d’un particulier.
Dans ce modèle simple, l’élasticité montre la fluctuation du revenu occasionnée par le changement du nombre d’heures que le particulier veut travailler par rapport à la modification du taux marginal d’imposition[^1]. Les estimations empiriques de l’ERI sont en général positives, c’est-à-dire qu’une baisse du taux net d’impôt (une hausse du taux marginal d’imposition) se traduira par une diminution du nombre d’heures travaillées à un salaire donné et, par le fait même, une baisse du revenu imposable. Cependant, le concept de l'ERI généralise l'idée de répondre aux changements fiscaux par un changement dans les heures de travail pour incorporer des réponses supplémentaires qui modifient le revenu imposable. Outre la réduction de ses heures travaillées, un particulier peut réagir de bien d’autres façons aux modifications au régime fiscal, qui auront une incidence sur le revenu imposable déclaré. Ces comportements seront considérés dans les estimations de l’ERI.
Comment le DPB se sert de l’ERI?
L’ERI s’avère utile au DPB, car elle lui permet de mesurer les réactions des Canadiens aux modifications au régime fiscal[^2].
Voici une illustration de l’application de l’ERI par le DPB. Prenons un cas hypothétique — dans notre modèle simplifié — où le gouvernement fédéral propose une faible hausse d’impôt $\Delta\tau$ par rapport au taux d’imposition le plus élevé $\tau^{Fed}$, pour chaque particulier au revenu supérieur à 500 000 \$ . L’effet sur les recettes fiscales R peut se décomposer en deux éléments : l’effet mécanique $\Delta M$ et l’effet comportemental $\Delta B$. L’effet mécanique représente le montant des impôts à percevoir si les particuliers ne réagissent pas à la modification fiscale, à savoir l’assiette fiscale existante multipliée par l’impôt marginal additionnel sur le revenu supérieur à 500 000 \$. Il s’agit donc du nombre de particuliers N au revenu supérieur à 500 000 \$ ( $z^\ast$ ) multiplié par le montant moyen du revenu imposable qui excède 500 000 \$, puis multiplié par la modification fiscale de $\Delta\tau$. L’effet comportemental représente la fluctuation des impôts perçus causée par des choix différents faits par des particuliers en raison du changement au taux marginal d’imposition. Il correspond à la variation moyenne du revenu imposable $\Delta \bar{z}$ des $N$ particuliers au revenu supérieur à 500 000 \$ multiplié par le nouveau taux d’imposition au niveau fédéral $\tau^{Fed}+\Delta\tau$. Il est possible d’exprimer succinctement la fluctuation totale des recettes fiscales $\Delta R$ avec l’expression suivante :
$$\Delta R = \underbrace{N \times [\bar{z} - z^*] \times \Delta \tau}{\Delta M} + \underbrace{N \times (\tau^{\text{Fed}} + \Delta \tau) \times \Delta \bar{z}}{\Delta B}$$
où $\bar{z}-z^\ast$ représente le revenu imposable moyen des contribuables visés par le changement de taux, moins 500 000 \$, qui est imposé à un autre taux. Le concept d'ERI est utile car il donne une valeur à $\Delta \bar{z}$ en réarrangeant la formule de l'ERI pour obtenir l'effet comportemental de la modification fiscale en fonction de l'ERI [^3][^4]:
$$\Delta B = -N \times (\tau^{Fed} + \Delta \tau) \times \varepsilon \times \bar{z} \times \Delta \tau / (1-\tau).$$
Pour montrer à quel point l’ampleur de l’ERI importe pour la taille de l’effet comportemental, prenons un exemple stylisé de la même réforme proposée à l’aide de la Base de données et Modèle de simulation de politiques sociales (BD/MSPS) de Statistique Canada pour l’année 2024. Par souci de simplicité, établissons la réforme fiscale à $\Delta\tau=0,1$, qui ajoute un point de pourcentage au plus haut taux d’imposition fédéral de $\tau^{Fed}=0,33$ en 2024. D’après la BD/MSPS, le nombre de particuliers au revenu imposable supérieur à 500 000 \$ s’élève autour de 106 000 personnes, et leur revenu imposable moyen se chiffre à environ 1,187 million de dollars. Puisque les personnes tiennent compte du taux marginal d’imposition total pour faire leur choix lié à l’offre de la main-d’œuvre, il faut aussi tenir compte de l’impôt provincial dans l’équation. Dans l’exemple, fixons à 50,5 % le taux marginal d’imposition des particuliers assujettis à la réforme fiscale, ce qui implique un taux net d’impôt $\left(1-\tau\right)=0,495$.
Le tableau 1 montre les résultats obtenus en appliquant les formules indiquées précédemment à notre exemple; chaque ligne présentant le résultat d’une valeur différente de l’ERI[^6]. D’après le tableau, plus l’ERI est élevée, plus grande sera la réponse comportementale ainsi que la diminution des recettes fiscales qui en découle. En fait, la réponse comportementale, déterminée par la valeur de l’ERI, peut s’avérer assez forte qu’une hausse d’impôt pourrait entraîner une perte de recettes fiscales.
Le taux marginal d’imposition peut augmenter jusqu’au point où, pour un ensemble donné de circonstances déterminées par l’ERI, il se traduira par une baisse des recettes fiscales. Ce point représente le taux d’imposition qui maximise les recettes; et il dépend des caractéristiques du régime fiscal ainsi que de l’ERI au seuil du revenu où l’impôt est appliqué[^7]. Autrement dit, le taux d’imposition qui permet de maximiser les recettes diffère en fonction de l’ERI. Par exemple, si le taux marginal d’imposition se trouve au-dessus de ce point, une hausse d’impôt occasionnera une baisse de recettes fiscales, et une baisse d’impôt, une hausse de recettes fiscales[^8]. Ainsi, le taux qui maximise les recettes augmente, tandis que l’ERI diminue, et vice versa.
Une réforme fiscale qui vise une fourchette d’imposition inférieure fonctionnerait de la même façon. Cependant, il y a une distinction à faire entre les deux cas de figure. Lorsque le taux d’une fourchette d’imposition inférieure varie, le changement va aussi modifier la charge fiscale de tous les particuliers avec un revenu imposable plus élevé que le seuil supérieur de cette fourchette. Prenons en exemple une réforme fiscale où le taux d’imposition pour la deuxième fourchette passe de 20,5 % à 19,5 %. La modification fiscale aura encore ici un effet mécanique et un effet comportemental. L’effet comportemental ressemble à celui dans l’exemple de réforme fiscale de la fourchette supérieure donné précédemment. Or, ici, seuls les particuliers dans la deuxième tranche d’imposition modifieraient leur comportement, car la baisse du taux influe sur l’incitation à gagner un peu plus de revenus[^9]. Pour les contribuables qui se trouvent au-dessus du seuil supérieur de la deuxième fourchette, l’incitation de gagner un dollar additionnel ne change pas, car leur taux marginal d’imposition reste le même. La modification fiscale mène seulement à une baisse de leur charge fiscale totale qui est égale à l’écart entre les seuils inférieur et supérieur de la deuxième fourchette multipliée par la baisse du taux d’imposition. C’est donc dire qu’en 2024, cette modification fiscale réduirait à hauteur de 559 $ l’impôt à payer par chaque contribuable au revenu imposable supérieur à 111 733 $.
Même en présence de grandes réponses comportementales, la réforme devrait entraîner une perte de recettes. En dépit du grand nombre de contribuables dans la deuxième fourchette, la hausse des recettes fiscales provoquée par la réponse comportementale de ces contribuables ne suffit pas à compenser la baisse de 559 $ de la charge fiscale pour les 3 millions de personnes au revenu imposable supérieur à 111 733 $[^10].
Enfin, il est important de noter que les réponses comportementales prédites à l'aide de l'ERI sont utiles lorsque les réformes fiscales proposées sont de faible ampleur. Pour celles de grande envergure, les prédictions basées sur l’ERI risquent de surévaluer ou sous-évaluer le changement réel du comportement.
Est-ce toute l’histoire?
D’autres réactions comportementales aux modifications fiscales
Le modèle présenté plus tôt repose sur la forte hypothèse que les particuliers réagissent seulement en changeant le choix des heures travaillées. Cela ne tient pas compte du fait que les individus peuvent réagir de différentes manières aux changements du taux marginal d'imposition auquel ils sont confrontés.
Les contribuables peuvent tenter d’éviter l’impôt sur le revenu en transformant leur salaire imposable en un autre mode de rémunération, en avantages non imposables ou en usant d’autres stratagèmes. D’autres contribuables vont transférer leurs actifs vers des juridictions à faible imposition ou, dans certains cas, vont s’adonner directement à de l’évasion fiscale. Ce comportement ne se limite pas aux actifs, un individu peut décider de s'installer dans une juridiction où la fiscalité est moins élevée. Si les hausses d’impôt sont annoncées à l’avance, les personnes peuvent précipiter la constatation de certains revenus. Par exemple, ils peuvent réaliser leurs gains en capital avant la hausse d’impôt, exercer la levée de leurs options d’achats d’actions ou encore se verser des dividendes des entreprises sous leur contrôle. Les modifications fiscales peuvent aussi pousser des contribuables à se prévaloir de déductions qu’ils n’avaient pas utilisées auparavant. Les riches disposent de nombreuses réponses possibles aux modifications apportées à l’impôt sur le revenu, et leur ERI est normalement supérieure à celle des personnes qui ont des moyens limités pour ajuster leur revenu.
Dans nombre de ces cas, l’ERI représentera adéquatement toute la réponse comportementale et pourra donc être utilisé pour évaluer les changements des recettes[^11]. En revanche, certaines réponses peuvent entraîner des externalités fiscales, à savoir qu’une partie du revenu transféré sera saisie par d’autres mécanismes fiscaux. Par exemple, certains propriétaires d’entreprises pourraient gagner une plus grande part de leur revenu à travers leur entreprise, afin qu’il soit imposé selon le régime fiscal des sociétés. En conséquence, l’analyse devra reposer sur des facteurs supplémentaires autres que l’ERI pour déterminer les changements des recettes. De plus, étant donné que les recettes fiscales peuvent être perçues à travers d’autres moyens, par exemple d’autres instruments fiscaux ou des vérifications fiscales, il faut également modifier les calculs pour déterminer les coûts d’une hausse d’un dollar additionnel pour le gouvernement.
Les réponses à long terme à une modification de la charge fiscale
Les exemples de comportements modifiés évoqués précédemment sont des réponses relativement à court terme. Les modifications apportées à l’impôt sur le revenu, en particulier celles de grande envergure, mèneraient aussi à des réponses à long terme qui influeraient sur la production de revenus dans l’avenir. À titre d’exemple, un particulier pourrait décider de modifier son plan de carrière, de ne pas accepter de promotions ou de changer son parcours académique. Ces exemples auraient une incidence sur sa capacité future de générer un revenu de travail. Ils pourraient aussi avoir des conséquences sur ses décisions en matière d’épargne et d’investissement, qui modifieraient donc son futur revenu tiré d’investissement. Un taux d’imposition plus élevé pourrait aussi décourager l’épargne et faire baisser les gains en capital dans l’avenir. Si l’intégration entre l’impôt sur le revenu des individus et celui des sociétés est imparfaite, une modification aux taux d’imposition des particuliers pourrait notamment mener à l’incorporation d’un plus grand nombre de sociétés.
Il peut s’écouler des années avant de constater les répercussions de ces changements de comportements sur l’assiette fiscale. Si l’intérêt est d’assurer la viabilité à long terme des finances publiques, ces réponses à long terme revêtent de l’importance. Elles demeurent malheureusement difficiles à évaluer et il n’existe aucun consensus sur leur ampleur plausible (Kleven et coll. 2024). Puisque le DPB ne projette généralement les coûts que sur un horizon de cinq ans dans ses évaluations, ces considérations de long-terme ne sont généralement pas prises en considération.
Quelle valeur d’ERI doit-on employer?
Estimations dans les publications académiques
Il existe beaucoup de publications d’études empiriques sur l’estimation de l’élasticité du revenu imposable par rapport à un changement du taux marginal d’imposition. Les publications sont marquées par leur diversité dans les méthodologies empiriques, les pays et les ERI évaluées. Vu la grande hétérogénéité des règles fiscales à un moment donné dans divers pays, les publications regorgent d’estimations plus différentes les unes que les autres même si des méthodologies empiriques semblables ont été employées.
Toutefois, on recense relativement peu de publications sur l’ERI au Canada. Dans son rapport « Dépenses fiscales et évaluations 2010 », le ministère des Finances a constaté une ERI d’environ 0,2 pour les contribuables qui font partie de la tranche supérieure de 10 % de la répartition du revenu imposable. Ce résultat est comparable à l’ERI globale de 0,2 indiquée dans les études canadiennes analysées dans ce rapport. Pour les contribuables des groupes les plus nantis, le Ministère a fait ressortir que l’ERI était d’à peu près 0,3 pour les contribuables de la tranche supérieure de 5 % et de 0,62 à 0,72 pour les contribuables de la tranche supérieure de 1 %. Une ERI de 0,2 ne s’applique pas à tous les membres de la tranche supérieure de 10 %, mais elle correspond à la réaction moyenne des contribuables dans cette tranche de revenu. C’est pourquoi les personnes dans le 91e centile de la répartition du revenu auront fort probablement une ERI inférieure à 0,2.
Milligan et Smart (2015) se sont penchés sur la réaction des personnes à très hauts revenus au Canada. Ils ont observé une faible ERI — d’environ 0,02 — pour la tranche supérieure de 10 %, quoique leur estimation ne soit pas statistiquement significative, c’est à dire qu’il leur est impossible de rejeter l’hypothèse d’une ERI de 0. En ce qui concerne les particuliers des tranches supérieures de 5 % et de 1 %, ils ont remarqué une ERI d’environ 0,2 et de 0,69 respectivement. Il convient de noter que Milligan et Smart (2015) ont utilisé la variation des taux d’imposition au niveau provincial pour estimer l'ERI, ce qui implique que les transferts de revenus interprovinciaux seraient pris en compte dans l'estimation. Cela indiquerait que l'ERI est plus faible pour toute modification de l'impôt fédéral, étant donné que les transferts de revenus interprovinciaux n'ont pas d'impact sur l'assiette fiscale fédérale.
À l’instar du ministère des Finances (2010), Milligan et Smart (2015) ont trouvé que les contribuables dans les strates supérieures de la répartition des revenus avaient des ERI plus élevées. Cette constatation tient à plusieurs facteurs, dont le type de revenus gagnés par les personnes à revenu élevé (revenu de placement par rapport au revenu d’emploi), mais aussi les moyens d’appliquer des stratégies de planification fiscale.
Dans des travaux récents, Smart (2023) s’est penché sur la réaction des contribuables canadiens à l’instauration d’un taux supérieur d’imposition fédérale de 33 % pour les revenus de plus de 200 000 $ en 2016. La méthodologie privilégiée dans la publication mesure la réponse comportementale au cours de la troisième année suivant la mise en vigueur de la modification fiscale afin de mieux cerner le comportement réel à la hausse d’impôt au-delà du réajustement du revenu en prévision de la modification comme il a été observé en 2015 et en 2016. Smart (2023) a constaté une ERI à moyen terme de 0,21 pour la tranche supérieure de 1 % de la répartition des revenus, exception faite des gains en capital. Avec une spécification légèrement différente du modèle, l’ERI est d’à peu près 0,24 pour les contribuables de la tranche supérieure de 0,9 % et d’environ 0,8 pour les contribuables de la tranche supérieure de 0,1 %. On constate ici aussi que l’ERI augmente en fonction du revenu, même chez les particuliers à revenu très élevé.
Étant donné que la plupart des données les plus récentes sur l’ampleur de l’ERI au Canada portent sur les strates supérieures de la répartition des revenus, l'examen des résultats internationaux concernant l'ERI dans d'autres pays et d'autres parties de la distribution des revenus peut apporter un éclairage sur l'ampleur de la réaction à l'impôt pour les contribuables à revenu faible ou moyen au Canada. Comme la plupart des particuliers des strates inférieures et intermédiaires de la répartition des revenus tirent leur revenu principalement d’un emploi, leur réponse aux impôts devrait généralement provenir d’un changement dans l’offre de main-d’œuvre. Lorsqu'ils parlent de l'élasticité de l'offre de travail par rapport au taux marginal d'imposition dans une étude influente, Saez, Slemrod et Giertz (2012) déclarent que « la profession [d'économiste] s'est accordée sur une valeur proche de zéro pour cette élasticité ». Abondant dans le même sens, Jakobsen et Søgaard (2022) ont remarqué dans leur étude récente une ERI de 0,1 au milieu de la répartition des revenus en examinant la réforme fiscale que le Danemark a menée de 2009 à 2010[^12]. En utilisant une réforme fiscale différente en 2004 au Danemark, ils ont trouvé une ERI de 0 pour le milieu de la distribution des revenus, bien qu'ils mettent en garde contre la validité de leur méthode lorsqu'elle est appliquée à cette réforme particulière.
En utilisant des sauts discrets dans le taux marginal d’imposition aux États-Unis (aussi appelés points d’inflexion) provoqués par le crédit d’impôt sur le revenu gagné, Saez (2010) a observé que l’élasticité du revenu déclaré par rapport au taux net d’impôt oscille autour de 0,25 pour la strate inférieure de la répartition des revenus. La réponse comportementale qui est surtout causée par les travailleurs autonomes affiche, selon l’article, une grande élasticité autour de 1[^13]. Les bénéficiaires du crédit d’impôt qui ont seulement un revenu d’emploi avaient une élasticité autour de 0. L’auteur a avancé l’hypothèse que ces résultats portent à croire à une réponse principalement au niveau des revenus déclarés plutôt qu’une modification de l’offre de main-d’œuvre[^14].
Valeurs d’ERI employées par d’autres institutions budgétaires indépendantes
Le DPB n’est pas l’unique institution budgétaires indépendante (IFI) qui se sert de l’ERI pour déterminer les comportements adoptés par les particuliers en réponse aux réformes fiscales. Bien que toutes les IFI n'intègrent pas les réponses comportementales dans leurs évaluations des politiques proposées, nombre d'entre elles le font. Par exemple, le Joint Committee on Taxation (JCT) des États-Unis a expliqué son recours à une série d’ERI qui varient selon le groupe de contribuables dans son document publié en 2015 sur son modèle de fiscalité pour les particuliers[^15]. Même si le JCT ne diffuse pas l’ampleur des ERI utilisées dans son modèle, le Tax Policy Center du Urban Institute et de la Brookings Institution (2022) ont trouvé des estimations de recettes similaires à celles du JCT en utilisant un ERI qui augmente avec le revenu et atteint 0,2 à 0,25 dans les 0,1 % supérieurs de la distribution des revenus.
Le Bureau du directeur parlementaire du budget de l’Australie (2020) se sert d’une ERI de 0,2 pour les particuliers de la strate supérieure (180 000 $ AUD en 2020) et d’une ERI de 0 pour les particuliers sous ce seuil de revenu[^16].
Aux Pays-Bas, le Centraal Planbureau (2024) n’intègre les réponses comportementales qu’aux réformes fiscales visant certains particuliers dans la strate supérieure d’imposition (revenu imposable supérieur à 120 000 €) en réduisant de 50% les recettes générées par une augmentation d’impôt[^17]. Aucune réponse comportementale n’est appliquée aux réformes de l’impôt sur le revenu visant les contribuables sous ce seuil.
Dans une note d’information (OBR 2014), l’Office de la responsabilité budgétaire du Royaume-Uni a exposé une approche plus détaillée pour les effets comportementaux aux réformes fiscales. Ils ont proposé un ERI de 0 pour les revenus les plus bas, de 0,03 pour les revenus plus élevés dans la distribution et de 0,45 pour les revenus les plus élevés. Dans un calcul plus récent du coût de deux mesures dans le budget écossais de 2024 (OBR 2024), une ERI de 0,05 a été utilisée pour les revenus imposables compris entre 50 000 et 60 000 £. L'ERI a augmenté lentement et a atteint 0,25 pour les revenus imposables compris entre 100 000 et 124 000 £. Enfin, elle a augmenté plus rapidement et s'est terminée par une ERI de 0,5 pour les personnes dont le revenu imposable est supérieur à 150 000 £.
Valeurs d’ERI du DPB
Lorsqu’il est appelé à estimer les effets des modifications au régime fiscal fédéral des particuliers sur les recettes fédérales, le DPB intègre une réponse comportementale à la réforme proposée. Dans son outil Simulateur budgétaire, il utilisera par exemple une ERI pour mesurer une réponse aux impôts pour toutes les modifications aux taux d’imposition marginaux ou seuils des fourchettes d’imposition. Le tableau 2 montre les valeurs d’ERI employées dans les rapports et dans ses outils (PBO 2016), ainsi que l’ajout d’une ERI de 0,2 pour la quatrième fourchette d’imposition[^18]. Les ERI employées augmentent en fonction du revenu imposable, ce qui correspond aux résultats empiriques dans la littérature académique, afin de reconnaître la capacité des particuliers à revenu élevé de répondre aux réformes fiscales. L'ampleur des ERI du DPB et le fait que l'ERI augmente avec le revenu reflètent ce qui se fait dans d'autres pays.
La valeur de l’ERI pour une grande partie de la répartition du revenu imposable est de 0,1, qui reflète la constatation empirique selon laquelle la plupart des particuliers semblent très peu réagir aux changements du taux marginal d’imposition sur le revenu. Même en présence d’une faible ERI, l’effet comportemental d’une réforme fiscale peut néanmoins se révéler substantiel, puisque bon nombre de particuliers seraient touchés. Qui plus est, si les taux effectifs marginaux d’imposition sont élevés, comme il a été observé dans certaines provinces et dans des tranches particulières de la répartition (Laurin et Dahir 2022), les réformes fiscales qui feraient baisser le taux marginal d’imposition de ces particuliers auront des répercussions budgétaires atténuées par la réponse comportementale. Il en est ainsi parce que l’effet comportemental (les particuliers augmentent leur revenu imposable) sera d’autant plus important plus le taux marginal d’imposition est élevé avant la réforme. En ce qui concerne la strate inférieure de la répartition, la décision de travailler ou non pourrait représenter l’importante marge de décision de bon nombre de particuliers. Parmi les principaux facteurs qui pèsent dans la balance figure le taux d’imposition à la participation, à savoir la fraction des revenus imposés si un particulier sans travail ni revenu se met à travailler et gagne un certain niveau de revenu. Cette dernière marge n’est pas reflétée par l’ERI, mais elle est parfois néanmoins prise en compte dans les analyses du DPB, par exemple dans l’analyse d’un revenu de base garanti (DPB 2021).
Conclusions
Comme le rapport l’illustre, on utilise le concept clé de l’ERI pour évaluer les effets sur les recettes gouvernementales des modifications au régime fiscal des particuliers. En mettant en évidence les comportements des particuliers en réponse aux modifications fiscales, l’ERI déterminera le montant prévu des recettes fiscales perdues ou gagnées qui découlent des réponses comportementales des contribuables. Il n’existe malheureusement pas de consensus sur la valeur de l’ERI au Canada ni ailleurs. Les données empiriques semblent indiquer une faible ERI pour la majeure partie de la répartition des revenus. La situation change à la strate supérieure de la répartition à mesure que les types de revenus se diversifient, ce qui donne aux contribuables davantage de moyens de répondre aux modifications fiscales. Même parmi les personnes à très forte rémunération, la capacité de répondre aux impôts progresse considérablement au sommet de la répartition, ce qui donne des ERI plus élevées pour la tranche supérieure de 0,1 % des revenus.
Les valeurs d’ERI que le DPB utilise dans ses analyses illustrent ces constatations. Leur ampleur correspond à celle indiquée dans les publications économiques et celle employée par d’autres organisations qui se servent des ERI pour évaluer la politique fiscale. À mesure où davantage d’études seront menées sur le comportement de la population canadienne par rapport à l’impôt sur le revenu des particuliers et qu’elles dégageront un nouveau consensus sur l’ampleur de l’ERI, le DPB ajustera en conséquence les valeurs utilisées dans ses analyses. Qui plus est, les réformes de la politique de l’impôt sur le revenu des particuliers ou les changements dans son application pourraient motiver le DPB à ajuster ses valeurs d’ERI dans l’avenir.
Références
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